Philippe Droz-Vincent est professeur agrégé en sciences politiques et en relations internationales. Il est aussi spécialiste du monde arabe, Sciences Po Grenoble
Il a fallu une dizaine de jours pour que s’effondre un système en place depuis 1970. Les explications sont multiples, mais elles sont avant tout à chercher dans le pourrissement du régime de l’intérieur. Dans une Syrie qui stagnait depuis 2018 dans une situation de «ni paix, ni guerre», la chute du régime Assad en un peu plus d’une semaine a été une surprise totale. L’offensive victorieuse du groupe armé non étatique Hayat Tahrir al-Cham (HTC), implanté depuis des années dans le nord-ouest du pays, a brutalement mis fin au régime mis en place par Hafez Al-Assad après son coup d’État «rectificatif» (tashihiyya) de novembre 1970 et perpétué à sa mort en 2000 par son fils Bachar à travers une succession dynastique.
Après sa «victoire» proclamée dans la guerre civile (2012-2018), le régime Assad avait maintenu en place un système sécuritaire et répressif extrêmement violent, ce qu’ont confirmé après sa chute, pour ceux qui n’avaient pas voulu le voir avant, les images horribles de la prison de Saidnaya ou d’autres centres des services de renseignement (mukhabarat). Comment expliquer l’effondrement aussi rapide d’un pouvoir qui semblait avoir survécu à la révolte de sa société en 2011? La réponse tient dans la nature de ce régime, qui a fini, par sa propre impéritie, par construire les éléments de sa perte.
Une armée aux abonnés absents
Tous les régimes autoritaires ont un pilier militaire en arrière-plan, quand leur dirigeant n’est pas lui-même directement issu de l’armée: Hafez était un officier de l’armée de l’air; Bachar, lui, avait été adoubé «en accéléré» par son père à la fin des années 1990 après la mort de Bassel, l’aîné, héritier présomptif et militaire lui aussi. L’armée est un pilier essentiel pour le maintien du régime, même s’il est moins visible en première approche que la police secrète (mukhabarat) qui gère le pays au quotidien.
Les quelques centaines de combattants de HTC qui enfoncent les lignes de l’armée loyaliste le 27 novembre 2024 prennent rapidement Alep et découvrent avec surprise que cela va leur ouvrir la porte des autres villes: Hama, Homs puis Damas. L’offensive avait été pensée de longue date par HTC comme une insurrection s’inscrivant dans la suite de la révolte de 2011, mais a d’abord été lancée pour répondre aux provocations meurtrières de l’artillerie et des drones du régime (et de l’aviation russe) qui, depuis des mois, bombardaient à l’aveugle la région d’Idlib avec une intensité croissante. Le pouvoir se révèle incapable de mobiliser ses forces pour arrêter la descente d’HTC vers Damas, alors qu’on lui prêtait le contrôle de forces prétoriennes redoutables, qui seraient capables, à tout le moins, de protéger la capitale.
La surprise est d’autant plus grande que le régime était réputé entretenir une relation organique avec son armée – ou en tout cas avec sa partie prétorienne, largement recrutée chez les alaouites (officiers comme hommes du rang) et bien équipée. Ce facteur avait permis au pouvoir d’Assad, contesté par sa société, de se lancer dans la guerre en 2012-2013. Or, en décembre 2024, les différentes villes sont livrées à HTC quasiment sans affrontements; l’armée syrienne se bat très peu, négocie sa reddition par l’intermédiaire de notables locaux, et entre en retraite désordonnée, abandonnant la totalité de son équipement le long des routes. L’hypothèse d’un baroud d’honneur du régime acculé, qui se serait soldé par la destruction de villes comme Homs ou Hama, voire Damas, où les alaouites qui travaillent pour l’État ou l’armée sont fortement présents et auraient pu se fortifier, ou d’un repli sur le réduit alaouite (l’ancien État alouite du mandat français (1920-1946)) pour s’y défendre bec et ongles se révèle infondée; les forces de HTC pénètrent partout avec facilité.
Dégénérescence du régime
Le régime Assad s’est aliéné son armée, sous-payée, affaiblie par la corruption abyssale de ses officiers de tous niveaux, jusqu’au sommet de la hiérarchie où certains ont détourné des millions de dollars, et souvent même mal nourrie, sans parler d’une logistique défaillante. Le Hezbollah, les Iraniens ou les milices irakiennes avaient découvert l’état pitoyable de l’armée syrienne lors de leur intervention pour remettre le régime sur pied en 2015-2016, scellée par la reprise complète d’Alep. Le régime s’est aliéné non seulement les conscrits, sorte de main-d’œuvre «esclave» soumise à des brimades destinées a priori à créer la discipline, mais aussi les officiers alaouites qui souffraient de la détérioration générale de l’économie syrienne. C’est bien ce qui explique cette décomposition complète de l’appareil sécuritaire et militaire du pouvoir de Damas.
L’insatisfaction vis-à-vis du régime était connue en Syrie bien avant, y compris parmi les loyalistes qui ne s’en cachaient pas, sauf en cas de menace existentielle comme entre 2012 et 2018. Mais les quatre dernières années ont considérablement amplifié ce mécontentement et suscité un écroulement du moral au sein des forces de sécurité et de l’armée – les jeunes hommes de la région alaouite, démobilisés à partir de 2020, font tout pour éviter la remobilisation en décembre 2024, ne voulant plus se battre pour le régime d’Assad. Dans le pays en général, le pouvoir a organisé un pillage systématique. Ce racket généralisé, qui incite à utiliser le terme de «mafia» pour le caractériser, profite aux sphères les plus élevées du régime, mais celui-ci a fini par s’aliéner la majeure partie de la population, y compris ses sicaires.
Le régime s’est vidé de sa substance dans des collusions entre hauts responsables sécuritaires (Maher Al-Assad, Ali Mamlouk, Hussam Luqa, etc.) et hommes d’affaires depuis les années 2000, une relation transformée par la guerre, les profiteurs de guerre devenant les nouveaux hommes d’affaires des années 2020. Les troupes dites d’élite deviennent des organisations de racket (aux checkpoints). La Quatrième Division du frère de Bachar, Maher Al-Assad, tant redoutée, sert à organiser des activités économiques lucratives en s’imposant comme contractant par l’intermédiaire de son «bureau de sécurité».
Pour compenser son absence de ressources, le pouvoir s’est lancé de manière industrielle dans le trafic de drogue, comme le montrent des vidéos tournées dans des zones industrielles ou dans des villas de hauts dignitaires du régime après sa chute. Les chiffres sont invérifiables mais on parle au minimum de 6 milliards de dollars annuels. En tout cas, le captagon syrien inonde la région. En réalité, l’État syrien pillé par la maison Assad, qui plus est sous sanctions, n’a plus aucune ressource; la population compose avec les pénuries, plus de 90% des Syriens vivant sous le seuil de pauvreté; la monnaie ne vaut plus rien; les queues pour les produits de première nécessité (huile, farine) sont interminables, etc.
Depuis la proclamation par le régime de sa «victoire» en 2018-2019, les zones contrôlées par Damas sont celles où on vit le plus mal en Syrie. La clique sécuritaire mafieuse au pouvoir se partage les profits, loin de gouverner réellement le pays et en particulier de renforcer son armée. La démobilisation décrétée en 2020-2021, soi-disant parce que la guerre civile avait été «gagnée» (2018) et que le front d’Idlib face à HTC et la Turquie était stabilisé (2020), est une solution temporaire qui permettait de négliger ce dossier ; le régime le paiera très cher en décembre 2024.
La déréliction de l’appui extérieur
Pour compenser ses faiblesses, le pouvoir syrien comptait sur l’appui de l’Iran et de diverses milices associées à Téhéran, dont le Hezbollah, et sur la couverture aérienne russe. Son armée n’avait plus de capacité opérationnelle sans ce soutien, ce dont le régime ne se souciait guère car il se croyait suffisamment important géo-stratégiquement pour toujours pouvoir compter sur l’assistance de ses «parrains». Longtemps, le Hezbollah et des milices iraniennes ont tenu le front d’Alep face à HTC. Le Hezbollah avait même des checkpoints en propre (la confiance ne règne pas en son sein envers l’armée syrienne) autour de la capitale sur certains axes stratégiques. Mais à partir du moment où les cadres du Hezbollah et les officiers iraniens ne sont plus présents pour échapper aux frappes aériennes israéliennes systématiques (les Iraniens se retirent mi-2024, et le mouvement chiite rappelle ses hommes pour affronter Israël au Sud-Liban à partir de septembre 2024), le régime Assad est sans défense.
La Syrie coûte plus cher à ses alliés russes et iraniens qu’elle ne leur rapporte, malgré les fiefs économiques qu’ils se sont arrogés dans le pays (dans les télécommunications, l’extraction de minerais, le pétrole, etc.). Qui plus est, Moscou concentre ses efforts sur l’Ukraine pour avancer autant que possible dans le Donbass avant l’arrivée à la Maison Blanche de Trump, qui a proclamé sa détermination de mettre fin à la guerre au plus vite. Bachar tente de reprendre à son compte la technique de manipulation de la scène régionale déjà employée par Hafez, mais dans une position incommensurablement plus faible. Il utilise sa réintégration dans les rangs de la Ligue arabe, poussée par la Jordanie et les pays du Golfe, au premier rang desquels les Émirats arabes unis, qui souffrent de l’exportation du Captagon, pour se redonner une nouvelle légitimité à l’international, sans faire la moindre concession pour autant.
En particulier, les relations avec la Turquie, qui contrôle une partie du nord-ouest de la Syrie, sont détestables. Malgré le processus d’Astana entre la Russie, la Turquie et l’Iran, la Turquie n’obtient jamais une normalisation avec Damas qui lui permettrait de renvoyer les réfugiés syriens (trois à quatre millions) présents sur son territoire et qui sont devenus un problème de politique intérieure, en particulier lors de la dernière campagne présidentielle férocement disputée en Turquie. Le régime syrien, pourtant très isolé, répondait par la négative à toutes les propositions turques. Pas surprenant, dès lors, que, après la visite du ministre iranien des Affaires étrangères à Damas le 2 décembre, Russes et Iraniens, qui connaissent l’état de décrépitude du régime, rencontrent les Turcs (en contact avec HTC) à Doha où ils auraient hâté la fin du régime en commun.
La fin…
Cette situation de faiblesse totale cultivée par le régime lui-même est alors saisie très habilement par un groupe armé non étatique complexe (issu d’une mouvance djihadiste, mais qui a évolué pragmatiquement ou tactiquement), HTC, qui depuis 2017 a géré la poche d’Idlib.
S’y retrouvaient comme réfugiés ceux qui y ont été jetés quand le régime Assad et les Russes, par des accords de réconciliation (2018-2019) après des sièges et bombardements, signés consécutivement dans plusieurs zones, ont «trié» les rebelles entre ceux qui acceptaient de se «réconcilier» avec les forces pro-régime et les «irréconciliables» qui les refusaient et étaient déversés avec femmes et enfants vers Idlib. Ces derniers constituent les combattants de HTC qui souhaitaient rentrer chez eux plus qu’adhérer à telle ou telle idéologie. Reste à voir comment HTC va gouverner la Syrie «nouvelle»…
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation